Bandeau Empereurs romains

Philippe l'Arabe

(Marcus Julius Philippus, 244 à 249)




Notice biographique

Philippe serait né à Shahba, qui deviendra Philippopolis, tout près de Bosra (ou Bostra), à 90 kilomètres au Sud-Est de Damas. Il était le fils d'un cheik de ces tribus arabes, tributaires de l'Empire romain, qui nomadisaient sur les plateaux volcaniques du Harran (Sud-Ouest de la Syrie, entre le Golan et le Djebel Druze). Certaines mauvaises langues rapportent qu'il aurait exercé, dans sa jeunesse, le métier de brigand. En fait, il est plus probable qu'il mena, à la tête des hommes de sa tribu, de fructueux rezzous sur le territoire d'autres tribus arabes, vassales, elles, de l'Empire perse.

Quand Sévère Alexandre recruta des escadrons de cavalerie légère pour lutter avec une efficacité maximale contre les Germains, Philippe et ses hommes s'enrôlèrent avec joie dans les légions romaines. Il est vrai que l'empereur Alexandre, né lui aussi en Syrie, était quasiment un compatriote.

L'intelligent Philippe monta bien vite en grade. Lors de la sanglante accession au trône de Maximin le Thrace, il prit sans doute part à une révolte des troupes syriennes, restées fidèles à Sévère Alexandre, prenant grand soin de n'être pas assez impliqué pour risquer sa vie et sa position dans l'armée, mais suffisamment pour prouver au successeur de Maximin qu'il n'avait suivi ce dernier qu'avec les pieds de plomb !

Grâce à cette clairvoyance politique, quand Gordien III entra en guerre contre les Perses, Philippe l'Arabe occupait le deuxième rang dans la hiérarchie militaire romaine, juste derrière Timésithée, préfet du prétoire et beau-père de l'empereur.

Le roi de Perse venait de rompre la trêve qui, depuis Sévère Alexandre, le liait à Rome. Ses cavaliers avaient écrasé les légions à la bataille de Rhesæna. Les Romains en déroute abandonnaient la Mésopotamie et l'Arménie. La Syrie était menacée et au-delà de cette province, la riche Égypte, le véritable grenier à blé de Rome.

Timésithée rétablit la situation, repoussa l'ennemi et le pourchassa même jusqu'au beau milieu de la Mésopotamie. Hélas, une dysenterie, aussi suspecte qu'opportune, eut raison du beau-père de l'empereur. L'ambitieux Philippe l'Arabe, que la rumeur accusait d'avoir empoisonné Timésithée, avait désormais le champ libre pour accéder au trône impérial. Seul l'empereur Gordien III lui faisait encore obstacle. Ce n'était qu'un gamin pleurnichard, mais il bénéficiait encore de la sympathie de l'armée.

Les circonstances de la mort de Gordien III restent floues. Disons que deux versions s'affrontent : la "tradition latine" qui accable Philippe l'Arabe, et la "tradition grecque" qui le disculpe.

Selon les premiers - donc les historiens latins - le fourbe Philippe, nommé Préfet du Prétoire en remplacement de Timésithée, aurait, dans un premier temps, donné le change en continuant d'appliquer la stratégie de son prédécesseur : les légions romaines, toujours victorieuses, s'avancèrent encore plus profondément en Mésopotamie, chassant devant elles l'armée perse du roi Sapor.

Mais, pendant que les légions s'éloignaient de leurs bases, Philippe, qui se fichait de la victoire romaine comme d'une guigne et dont le seul objectif était le trône impérial, commença à œuvrer à la réalisation de son plan de carrière. Il sapa d'abord le moral des troupes en désorganisant l'approvisionnement de l'armée, puis, quand les soldats furent bien affamés et bien mécontents, déclencha une virulente campagne de dénigrement contre Gordien. Des propagandistes à sa solde parcoururent le camp, opposant systématiquement l'inexpérience et l'incompétence du jeune prince aux qualités d'homme de guerre, prétendument exceptionnelles, du Préfet du Prétoire Philippe.

Ce plan réussit à merveille : bientôt l'empereur légitime s'aperçut que plus personne dans le camp ne lui obéissait. Il tenta alors désespérément de s'entendre avec son Préfet du Prétoire, lui offrant de partager le pouvoir. Mais Philippe fut inflexible. Las des jérémiades de Gordien, il ordonna à ses gardes de l'exécuter. Ce qui fut fait.

Mais les historiens de langue grecque, ainsi les inscriptions perses à la gloire du Roi des Rois Sapor, ne chantent pas du tout la même chanson. S'il faut les en croire, Gordien III serait mort des suites d'une blessure (jambe cassée) reçue lors d'une bataille livrée non loin de Ctésiphon, la capitale de l'ennemi héréditaire perse. Philippe l'Arabe ne serait donc en rien responsable de la mort du dernier des Gordiens : il n'aurait rien fait d'autre que de s'emparer d'un trône vacant.

Aujourd'hui, c'est cette dernière version qui recueille l'assentiment de la plupart des bons historiens. Ils estiment en effet que les auteurs latins ont intentionnellement noirci la mémoire de Philippe l'Arabe parce que, empereur "exotique", il était tout désigné pour endosser le rôle de bouc émissaire de tous les malheurs qui frappèrent l'Empire romain après la mort de Gordien III.

Bien sûr… Mais d'un autre côté, on pourrait tout aussi bien douter de l'objectivité des historiens grecs (des byzantins chrétiens) qui, eux, avait tout intérêt à disculper ce Philippe qu'ils croyaient - probablement à juste titre - leur coreligionnaire. Quant au roi des Perses, n'était-il pas plus glorieux pour lui de prétendre avoir terrassé, de haute lutte, un empereur romain lors d'une bataille rangée, plutôt que d'avouer qu'il n'avait dû son salut qu'aux intrigues d'un général félon, qui avaient eu raison d'un gamin apeuré ?

Je laisse au lecteur le soin de trancher. Personnellement, j'avais d'abord rallié le camp des contempteurs de Philippe, mais aujourd'hui, la raison me commande d'emboîter le pas à la majorité des érudits qui estiment que Gordien III serait mort au combat (ou presque puisqu'il serait mort quelques jours après la bataille, indécise, de Mésichè).

Quoi qu'il en soit, coupable ou non de la mort de son prédécesseur, en mars 244, Philippe l'Arabe, fils d'un obscur bédouin des déserts syriens, ceignit la couronne radiée des Césars.

Ce que toute l'armée ignorait, c'était que cet homme rusé, qui n'avait pas hésité à recourir au meurtre pour parvenir à ses fins, était aussi un Chrétien, et même un bon Chrétien. Nous en reparlerons (voir ici : Clic !).

Le règne de Philippe l'Arabe, qui dura cinq ans, est l'un des plus mal connu de l'Histoire romaine - "on" aurait voulu nous cacher "quelque chose" (les convictions chrétiennes du bonhomme peut-être ?) qu'"on" ne s'y serait pas pris autrement !

Nous savons qu'il s'empressa de conclure un traité humiliant avec le roi des Perses Sapor Ier. Les Romains, pourtant victorieux, s'engageaient à verser au Roi des Rois un pharamineux tribut annuel tandis que celui-ci, de son côté, consentait à cesser, provisoirement, ses incursions dans les provinces orientales de l'Empire

Nous pouvons aussi supposer que Philippe l'Arabe conçut l'espoir de fonder la première dynastie impériale chrétienne : il s'associa à son fils (Philippe Junior), le nommant co-empereur (Augustus).

Mais ce qu'histoire a surtout retenu de Philippe l'Arabe c'est que ce sera lui, ce crypto-Chrétien qui, comble de l'ironie, aura la gloire de célébrer, le 21 avril 248, le millénaire de la fondation de la Ville Éternelle. Aux dires de l'Histoire Auguste (Gordiens, XXXIII, 1), ces fêtes du millénaire de Rome auxquelles présida Philippe l'Arabe, nécessitèrent trente-deux éléphants, dix élans, dix tigres, soixante lions et trente léopards apprivoisés, dix hyènes,, six hippopotames, un rhinocéros, dix lions sauvages, dix girafes, dix onagres, quarante chevaux sauvages et "d'innombrables spécimens de ce genre d'animaux, de races variées", ainsi que " mille couples de gladiateurs".

Gageons qu'à cette occasion, les confesseurs de l'empereur Philippe se montrèrent particulièrement coulants et que ce bon chrétien put accomplir toutes les offrandes rituelles aux idoles païennes sans encourir la damnation éternelle. À vrai dire, les prêtres chrétiens qui avaient déjà purgé son âme immortelle des meurtres de Timésithée et de Gordien (ils l'avaient privé de la joie d'assister à la messe de Pâques, cruel châtiment !), lui pardonneraient bien un peu de dissimulation, un soupçon d'hypocrisie, quelques menus mensonges politiciens, et quelques petits sacrifices aux idoles !

Comme l'écrit l'inénarrable Daniel-Rops (l'Église des Apôtres et des Martyrs, Vol. 2, Chap. 2) : "Le crime qui lui assura (à Philippe) le trône doit sans doute être considéré comme une des fatalités de cette cruelle époque ; d'ailleurs Eusèbe et saint Jean Chrysostome assurent que l'évêque d'Antioche, saint Babylas, lui en aurait imposé pénitence"…

De l'art de confondre confession et grande lessive !

Mais revenons à nos moutons. Les festivités du millénaire de Rome résonnèrent comme le chant du cygne de Philippe l'Arabe. Des troubles éclatèrent d'abord en Syrie, où l'armée se souleva en faveur de Jotapianus (Jotapien), personnage dont on ne sait pas grand-chose si ce n'est qu'il prétendait, peut-être, descendre d'Alexandre le Grand. Rien que ça !

Les soldats des légions d'Orient s'indignaient de la politique trop conciliante de Philippe l'Arabe envers l'ennemi héréditaire perse, mais aussi des exactions de Priscus, le frère de l'empereur.

Par chance, la révolte fut étouffée dans l'œuf : le calamiteux Priscus ayant été expédié spolier d'autres provinces, le soi-disant héritier d'Alexandre le Grand fut massacré par ses propres soldats.

Un an après la grande fête du Millénaire, les légionnaires stationnés sur le Danube acclamèrent comme empereur l'un de leurs sous-officiers, un nommé Pacatianus.

Cette usurpation commotionna littéralement Philippe. Dès que la nouvelle en parvint à Rome, il se précipita au Sénat se répandit en larmes amères devant les dignes Pères conscrits : "Cette révolte, dit-il en substance, n'est que le signe avant-coureur de l'embrasement général, du châtiment que Dieu m'envoie pour me punir de tous mes crimes !".

À grand-peine, l'un des plus éminents sénateurs, un ancien général illyrien nommé Dèce, réussit atténuer les craintes impériales : ce Pacatianus, ce n'était rien. De l'écume, qui retomberait aussi vite qu'elle était montée… Mieux valait traiter toute cette agitation par le mépris.

Effectivement, Pacatianus connut le même sort que son collègue syrien Jotapien : l'usurpateur balkanique sut assassiné par ses propres soldats. Cependant, comme Dèce avait vu juste, l'empereur Philippe songea que cet homme de bon conseil conviendrait parfaitement pour aller remettre au pas ces turbulentes légions danubiennes.

Erreur fatale ! Dès son arrivée, les anciens partisans de Pacatianus, toujours mécontents, couronnèrent Dèce et, malgré ses plus vives protestations, le revêtirent de la pourpre impériale. Bon gré, mal gré, le Sénateur fut contraint de se mettre à la tête des mutins et à marcher sur l'Italie afin de détrôner son concurrent.

La bataille décisive se déroula près de Vérone. L'empereur Philippe l'Arabe fut tué, tandis que son fils et associé était massacré à Rome par les Prétoriens (249). La Légende Dorée de Jacques de Voragine considère d'ailleurs le fils de Philippe l'Arabe comme un martyr, mort pendant la prétendue "persécution" de Dèce...

Je ne sais si Philippe Junior reçut la palme du martyre, mais, ce qui est certain, c'est que son père, ce Philippe l'Arabe qui célébra avec un faste tout païen le millénaire de Rome, fut longtemps considéré - et sans doute à juste titre - comme le premier empereur romain de confession chrétienne, plus de soixante ans avant le règne de Constantin, le premier "César" officiellement chrétien...


Philippel'Arabe, premier empereur chrétien ?

Précisons tout d'abord qu'aucun historien païen de l'Antiquité n'a jamais prétendu que Philippe l'Arabe fut chrétien. Mais il est vrai que nous ne disposons que de peu de textes historiques non-chrétiens pour cette époque. Aucun témoignage contemporain ne nous est parvenu. Quant aux rapports des écrivains postérieurs, ils sont lacunaires (j'y reviendrai) ou laconiques. Le seul indice du christianisme supposé de Philippe qu'on puisse y déceler réside sans doute dans l'hostilité manifeste de ces auteurs - païens - à l'égard de l'empereur arabe - chrétien. Voyez, à simple titre d'exemple ce que dit de lui l'auteur (anonyme) de l'Abrégé des Césars (fin du IVe - début du Ve siècle) : "Marcus Julius Philippus régna cinq ans. Il fut massacré à Vérone par l'armée, la tête tranchée par le milieu à la hauteur de la mâchoire. Son fils Caius Julius Saturninus (en fait M. Julius Severus Philippus), qu'il avait associé au pouvoir, fut tué à Rome dans sa douzième année ; il avait un caractère si sévère et si triste que, dès l'âge de cinq ans, aucun stratagème de quiconque ne put jamais le laisser aller à rire, et que voyant son père, pendant les Jeux séculaires, s'esclaffer sans la moindre retenue, il le blâma, malgré son très jeune âge, en détournant le visage. Philippe était d'origine très basse, fils d'un chef de brigands très connu." (Pseudo-Aurélius Victor, Abrégé des Césars, trad. Michel Festy, Les Belles Lettres, Paris, 1999).

Heureusement, les sources chrétiennes sont quelque peu plus prolixes. Au IVe siècle, non content d'affirmer que le grand philosophe chrétien Origène adressa une lettre (aujourd'hui perdue) à l'empereur Philippe et une autre à son épouse, l'impératrice Severa (Histoire Ecclésiastique, VI, 36), Eusèbe de Césarée montre également Philippe l'Arabe se comporter en vrai Chrétien, voulant "faire ses Pâques" comme tout un chacun : "On rapporte qu'il aurait souhaité faire acte de Chrétien et, le jour de la dernière vigile de Pâques, partager les prières de l'Église avec la foule des fidèles. Mais celui qui présidait alors la cérémonie ne lui permit pas d'entrer avant qu'il se soit confessé et qu'il se soit compté lui-même parmi ceux qui se reconnaissaient coupables et occupaient la place de pénitence. Car, s'il ne faisait pas cela, il ne le recevrait jamais, à cause des nombreux crimes qu'il avait commis. On dit qu'il obéit de bonne grâce à ces injonctions, manifestant par sa conduite une crainte de Dieu sincère et pieuse." (Eusèbe de Césarée, Histoire Ecclésiastique, VI, 34).

Bien sûr, Eusèbe de Césarée n'affirme pas explicitement l'appartenance de l'empereur à la religion chrétienne, mais tout dans le comportement de Philippe (le désir de faire "acte de Chrétien" et d'entrer en communion avec les fidèles, la soumission à l'autorité ecclésiale, la contrition, la piété, la crainte de Dieu) l'indique.

Un petit siècle après Eusèbe de Césarée, l'irascible saint Jérôme (De Viris illustribus., 54) reprendra cette anecdote. Et puis ce sera au tour du non moins irascible saint Jean Chrysostome qui, lui, précisera que ce cureton pointilleux, si soucieux de réconcilier à l'Église l'âme souillée de crimes de l'empereur Philippe avant de lui donner ses Pâques, n'était autre que saint Babylas, évêque d'Antioche. (Jean Chrysostome, Discours sur saint Babylas, 6).

Plus tard, au Moyen Age, dans sa célèbre Légende Dorée, Jacques de Voragine, se faisant l'écho d'antiques traditions (en particulier d'apocryphes "prémétaphrastiques" inconnus aujourd'hui), présente Philippe comme un Chrétien sincère et convaincu. Il prétend que l'empereur aurait été converti par le grand Origène, et voit dans son accession au trône un effet de la providence divine : "Il régna l'an mille de la fondation de Rome, afin que cette millième année fût consacrée à Jésus-Christ plutôt qu'aux idoles". Jacques de Voragine nous montre aussi son fils, Philippe le Jeune, prenant soin de confier à la Sainte Église les trésors impériaux qu'il avait hérités de son père après que celui-ci eut été trucidé. Il aurait donc remis toutes ces richesses au pape, en lui recommandant de les distribuer aux pauvres si, par malheur, il venait à disparaître lui aussi… Ce qui d'ailleurs ne manqua pas d'arriver au cours la persécution de Dèce où "périrent plusieurs milliers de martyrs, parmi lesquels fut couronné Philippe le Jeune" (Jacques de Voragine, Légende Dorée, Saint Laurent - Trad. de J.-B. M. Roze, Éditions Garnier-Flammarion).

Durant les siècles suivants, tous ces témoignages - qu'ils provinssent de prestigieuses autorités ecclésiastiques, ou qu'ils fussent le fruit de l'imagination débridée d'hagiographes bien intentionnés - furent un peu oubliés. Il est vrai qu'en ces temps d'antisémitisme triomphant, il n'était déjà pas simple d'occulter le judaïsme de Jésus sans devoir justifier, de surcroît, un empereur romain chrétien et arabe. De plus, au moment où l'Église luttait encore et toujours contre les séquelles du polythéisme et où elle tentait de limiter la violence débridée des nobliaux, il n'était ni sain ni exemplaire de montrer ce souverain, parvenu au trône grâce à une série de meurtres, présider, sans états d'âme excessifs, aux idolâtres cérémonies du millénaire de Rome.

Décidément, mieux valait oublier cet éphémère et encombrant Philippe et glorifier en Constantin le premier vrai empereur chrétien. Ce n'est pas que la vie de ce sinistre personnage, meurtrier de sa femme, de son fils et de ses gendres, fût plus exemplaire que celle de Philippe, loin de là ! Mais il n'avait reçu le baptême que sur son lit de mort, et l'Église estimait sans doute n'avoir pas à rougir des crimes qu'avait pu commettre ce sombre individu alors qu'il était encore hors de sa communion ! Et puis, en abandonnant Rome pour Constantinople et en remettant la Ville Éternelle entre les mains ambitieuses de Papes qui ne l'étaient pas moins (c'est du moins de qu'attestait la Donation de Constantin, un des plus célèbres - et des plus profitables - faux chrétien), ce saint homme de Constantin ne s'était-il pas fait l'outil à fois de la Providence divine et de la gloire pontificale ?

Pendant plusieurs siècles, le christianisme de Philippe l'Arabe ne sera donc plus guère évoqué. Il faudra attendre les débuts de la critique historique moderne pour le voir ressurgir.

À la fin du XVIIIe siècle, dans sa célèbre Histoire du Déclin et de la Chute de l'Empire romain, Edward Gibbon évoqua le problème de la religion de cet empereur, mais sans prendre réellement parti : "Il (Origène) adressa plusieurs lettres à Philippe et à la mère de cet empereur ; et dès que ce prince, né dans le voisinage de la Palestine, eût usurpé le trône, les Chrétiens acquirent en lui un ami et un protecteur. La faveur déclarée de Philippe, sa partialité même envers les sectateurs de la nouvelle religion, et le respect qu'il eut constamment pour les ministres de l'Église, donnent un air de vraisemblance aux soupçons que l'on avait formés de son temps : on conjecturait que l'empereur lui-même avait embrassé la foi".

Philippe l'Arabe "vraisemblablement" chrétien ? c'est vite dit ! Car, dans une petite note en bas de pas de page, Gibbon nous fait part de ses réticences quant à cet "air de vraisemblance" : "Ce que nous trouvons dans une épître de saint Denys d'Alexandrie (ap. Euseb., I, VII, c. 10), concernant ces princes que l'on supposait publiquement être chrétiens, se rapporte évidemment à Philippe et à sa famille : ce témoignage d'un contemporain prouve qu'un pareil bruit avait prévalu ; mais l'évêque égyptien, qui vivait dans l'obscurité et à quelque distance de la cour de Rome, s'exprime sur la vérité de ce fait avec une réserve convenable. Les Épîtres d'Origène (qui existaient encore du temps d'Eusèbe de Césarée) auraient probablement décidé de cette question plus curieuse qu'importante". (Gibbon Histoire du Déclin et de la Chute de l'Empire romain, I, XVI.).

Elle a bon dos, la rusticité présumée de Denys d'Alexandrie ! En réalité, si Gibbon hésite à se rallier à la thèse d'un Philippe l'Arabe chrétien, c'est sans doute surtout parce que, malgré son esprit "éclairé" et son attitude souvent assez critique à l'égard du christianisme, l'historien britannique a encore beaucoup de mal à rompre avec la tradition représentant les Chrétiens des premiers siècles comme autant de petits saints, comme de douces et pieuses agnelles, inoffensives et éternelles victimes de cruels Romains persécuteurs et sanguinaires. Or, le comportement de Philippe, homme fourbe et sans scrupule, cadrait décidément fort mal cette image idéalisée. Il était tout simplement impossible que Philippe, assassin, fourbe et ingrat, fût jamais Chrétien. Un point, c'est tout !

C'est ainsi que la Catholic Encyclopedia (1913), après avoir détaillé, sans sourciller, les crimes imputés à Philippe, ne consacre qu'une petite phrase à ce problème, réduisant l'appartenance de Philippe au christianisme à quelqu'insignifiante légende médiévale, issue (c'est sous-entendu) de l'interprétation tordue d'un malencontreux lapsus calami de saint Jérôme : "A statement of St. Jerome's caused Philip to be regarded in the Middle Ages as the first Christian Emperor of Rome." (= "Un récit de saint Jérôme a valu à Philippe d'être considéré, au Moyen Age, comme le premier empereur chrétien") (Catholic Encyclopedia, art. Philip the Arabian)

Et voilà toute l'histoire ! Soit saint Jérôme était gâteux et écrivait n'importe quoi n'importe comment, soit les exégètes médiévaux étaient d'une crédulité confondante…

Au XXe siècle, l'évolution des recherches ne permettant plus d'écarter cette hypothèse d'un revers de main, les historiens chrétiens changèrent de tactique : on minimisa les crimes de Philippe pour rendre son appartenance au christianisme plus "acceptable".

Voyons Fernand Hayward (1921) :

C'est sous son règne (du pape Fabien) que se place celui du premier empereur chrétien Philippe l'Arabe (244-239). Arrivé au pouvoir grâce au meurtre de son prédécesseur, Philippe, blâmé par l'Église, en accepta les observations et favorisa tant qu'il put les bonnes mœurs et le christianisme. Il est à présumer qu'il entretint des rapports avec les évêques et le pape. L'Église fit de grand progrès sous son règne" (F. Hayward, Histoire des Papes, Payot, Paris, 1929).

En 1929, on n'écrivait pas de telles horreurs dans un livre "grand public" (avec nil obstat et imprimatur épiscopaux, par-dessus le marché !), mais quand il écrit sobrement que Philippe a favorisé les bonnes mœurs, le brave Hayward fait sans doute allusion à la répression de la prostitution masculine qu'aurait ordonnée cet empereur. Un livre contemporain, beaucoup moins "coincé" que celui bon Hayward justifie ainsi cette action "sécuritaire" de l'empereur arabe : "Les prostitués mâles, parfois travestis, furent poursuivis et condamnés. On raconte que Philippe l'Arabe, en voyant un jeune prostitué qui ressemblait à son propre fils, avait craint que des hommes nés d'un citoyen et d'une esclave ne devinssent prostitués. Il aurait alors interdit la prostitution masculine." (J.-M. Carrié et Aline Rousselle, L'Empire romain en mutation des Sévères à Constantin, Points Histoire).

Donc une mesure, certes de nature morale, mais qui n'a rien à voir avec la religion… Comme preuve du christianisme de Philippe, le témoignage d'Eusèbe et consorts restera donc bien plus convaincant que l'hypothétique souci des "bonnes mœurs" de cet empereur !

Passons au bon Daniel-Rops (1940). Son embarras frise le comique involontaire :

Ce Philippe l'Arabe pose à l'histoire une curieuse question. Il est certain que, sous son règne, il n'y eut aucune mesure officielle contre les fidèles du Christ et que ces cinq années furent pour l'Église en temps de paix. Il est certain que les Chrétiens parlèrent de lui avec une sympathie évidente, Denys d'Alexandrie, Origène, et que sa femme et lui entretinrent même avec le grand docteur d'Alexandrie une correspondance suivie. Faut-il aller plus loin et admettre, selon une tradition tenace, qu'il aurait été Chrétien ? Officiellement non, car on le voit célébrer en païen, le 21 avril 248, les jeux qui marquèrent le millénaire de la fondation de Rome, et présider 3 jours et 3 nuits, aux réjouissances géantes qui saoulèrent Rome alors. Son adhésion secrète au christianisme n'est pourtant pas impossible. Son pays natal du Hauran, en Trachonitide, aux abords immédiats de la Palestine, était peuplé de chrétiens et pétri d'influences évangéliques. L'homme semble avoir été doux, comme dit saint Denys d'Alexandrie, et charitable. Le crime qui lui assura le trône doit sans doute être considéré comme une des fatalités de cette cruelle époque ; d'ailleurs Eusèbe et saint Jean Chrysostome assurent que l'évêque d'Antioche, saint Babylas, lui en aurait imposé pénitence. (Daniel-Rops, l'Église des Apôtres et des Martyrs, Vol. II, chap. 2.)

Ses crimes ? Billevesées : Philippe, empereur "officieusement" chrétien allait régulièrement à confesse !

Mgr Jean Daniélou (1963) est plus affirmatif. Sans trop s'attarder sur les actions "pas très catholiques" de notre Philippe, et après avoir évoqué ses relations épistolaires avec Origène, ce grand historien de l'Église fait de son appartenance de au christianisme une des preuves les plus éclatantes de l'évangélisation précoce de l'Arabie :

Le milieu du IIIe siècle voit le christianisme sémitique en pleine vitalité, de la Transjordanie à la Babylonie, tout autour du Croissant Fertile. Nous avons vu que le christianisme s'était implanté très tôt en Transjordanie. Au IIIe siècle, le centre le plus important est Bostra, en Auranitide. sur le plan politique, elle atteint son acmé sous les Sévères. Le christianisme y est florissant. L'empereur Philippe, qui a vraisemblablement été chrétien, était arabe". (J. Daniélou, L'Église des premiers temps, Chap. 13, 2., Points Histoire)

Et plus loin :

Après la brève dynastie des Gordiens, Philippe l'Arabe reprend la politique de tolérance. Nous avons vu qu'il est le correspondant d'Origène. Il est possible qu'il ait été chrétien. Op. cit.. Chap. 14. 1).

Philippe l'Arabe, empereur chrétien ? Correspondant d'Origène, enfant d'un pays où le christianisme est florissant… : pour Mgr Daniélou, la cause semble entendue, ou presque.

Pourtant, les collaborateurs de la très volumineuse Histoire du Christianisme (Éditions Desclée) paraissent très réticents à se rallier à cette thèse. Voyons cela, en allant de l'avis le plus "neutre" au moins favorable :

  • Claude Lepelley : "Selon une tradition ultérieure, l'empereur Philippe l'Arabe (244-249), originaire de l'actuelle Jordanie, était chrétien. Si on le vit accomplir tous les rites traditionnels lors de la célébration par ses soins des fêtes du millénaire de Rome en 248, il manifeste sympathie et bienveillance envers les chrétiens, ce qui amènera des auteurs postérieurs à croire qu'il s'était converti." Et l'auteur de préciser, par une note en bas de page : "Eusèbe (de Césarée) expose la tradition, mais sans en garantir l'authenticité".
  • (Histoire du Christianisme, Vol.1 : le Nouveau Peuple (des origines à 250), 2e partie, Chap. 1 : Les Chrétiens et l'Empire romain, par Claude Lepelley).
  • Luce Piétri : "Si la première moitié du IIIe siècle n'a pas été exempte d'alertes pour les chrétiens, toujours victimes ici ou là de violences populaires, ceux-ci ne semblent pas avoir fait alors l'objet de poursuites générales systématiques : bien au contraire, ils bénéficièrent dans l'ensemble de la tolérance, voire de la sympathie de plusieurs empereurs. Cette relative tranquillité donna un tel élan au mouvement des conversions que celui-ci finit par susciter la réaction conservatrice des milieux païens. Les prodromes de cette dernière apparaissent dès la fin du règne de Philippe l'Arabe (244-249). Cet empereur ainsi que son épouse Otacilia Severa avaient entretenu une correspondance avec Origène et autorisé le pape Fabien à ramener de Sardaigne jusqu'à Rome le corps de son prédécesseur Pontien, mort en exil. Bien plus, l'empereur aurait même, suivant un récit dont Eusèbe de Césarée se fait, non sans quelques réserves, l'écho, souhaité participer à une veillée pascale au sein d'une communauté chrétienne, et il y aurait été accepté en qualité de pénitent. S'il ne fut pas, comme l'historiographie chrétienne le prétendit par la suite le premier empereur converti au christianisme, Philippe manifesta pour celui-ci intérêt et respect. Ce fut à Alexandrie, durant la dernière année de son règne (mais avant la guerre civile qui devait balayer le souverain), que les païens commencèrent à rejeter cette politique de tolérance, ainsi qu'en témoigne l'évêque Denys dans une lettre à son frère d'Antioche, Fabius". (Op. cit., Vol. II : Naissance d'une chrétienté (250 - 430), Ire Partie, Chap. IV : Les résistances : de la polémique païenne à la persécution de Dèce, par Luce Piétri)
  • Pierre Maraval : "Jean Chrysostome lui a attribué (à saint Babylas) un épisode rapporté par Eusèbe à un évêque anonyme sous le règne de Philippe l'Arabe : cet évêque aurait interdit à l'empereur, qui aurait été chrétien, de participer à la vigile pascale si auparavant il ne confessait pas ses péchés et ne s'intégrait au groupe des pénitents. Mais l'épisode est totalement invraisemblable, car Philippe l'Arabe, bien que s'intéressant au christianisme, n'était pas chrétien. Eusèbe d'ailleurs relate cet épisode comme un « on-dit », sans en garantir l'exactitude". (Op. cit., Vol.1 : le Nouveau Peuple (des origines à 250), 3e partie, Chap. II : La diversité de l'Orient romain, par Pierre Maraval)

Bien sûr, si on part du postulat que Philippe l'Arabe n'était pas chrétien, il est totalement invraisemblable que saint Babylas lui ait refusé de participer aux agapes pascales sans confession préalable. Ça, c'est l'évidence même ! Mais doit-on vraiment rejeter d'office comme absurde l'hypothèse d'un l'empereur Philippe chrétien ? C'est là toute la question. Car enfin, même si Eusèbe de Césarée rapporte la fameuse anecdote de la communion refusée à l'empereur comme un simple "on-dit" - et de cela, personne n'en disconvient -, il faut bien que l'historien ecclésiastique lui trouve un air de vraisemblance, à cette anecdote, puisqu'il prend la peine de la consigner. Et si, après lui, saint Jérôme, et puis encore saint Jean Chrysostome lui emboîtèrent le pas, c'est qu'eux non plus ne le trouvaient pas a priori si absurde que ça, cet épisode !

Il existe peut-être un autre indice des relations étroites de Philippe l'Arabe avec le christianisme : l'étrange silence de l'Histoire Auguste.

Rappelons tout d'abord ce qu'est cette fameuse Histoire Auguste. Il s'agit d'un recueil de biographies impériales, dans le style des Douze Césars de Suétone, rédigées sous des pseudonymes fantaisistes d'illustres inconnus prétendument contemporains de Dioclétien (285-305), mais qui, en fait, auraient toutes été écrites par un seul malicieux auteur-imposteur, un païen qui vivait à l'époque de Théodose le Grand (fin du IVe - début du Ve siècle).

Le problème, c'est que les manuscrits que nous possédons de ce livre censé rassembler les "Vies" de tous les empereurs et usurpateurs des IIe et IIIe siècles, d'Hadrien (117-138) à Carin (283-285), présentent tous une lacune assez troublante : le texte s'interrompt à la mort de Gordien III (244) pour ne reprendre qu'avec la capture de Valérien par les Perses (260). Manquent donc les biographies de Philippe l'Arabe, de Dèce, de Trebonianus Gallus, d'Émilien, et (pour l'essentiel) celle de Valérien.

N'est-ce pas bizarre ? Cette Histoire Auguste qui se montre souvent fort prolixe, même pour des Césars dénués de tout intérêt historique, observe un silence absolu précisément dès qu'il s'agit de narrer les faits et gestes d'un empereur suspecté de rapports étroits avec les Chrétiens (Philippe l'Arabe), ainsi que de trois autres accusés de les avoir persécutés (Dèce, Gallus, Valérien).

Coïncidence ?… Certains le pensent, et il est vrai que la perte accidentelle d'une partie d'un si vieux manuscrit est envisageable. Quand on voit le peu qu'il nous reste, par exemple, des Annales et des Histoires de Tacite, on peut remercier le ciel de posséder encore l'essentiel de ce texte certes irremplaçable, mais d'une valeur littéraire bien moindre que la prose élégante du plus grand historien latin ! Toutefois, la plupart des critiques croient plutôt que cette lacune est volontaire, que l'auteur anonyme de l'Histoire Auguste n'a jamais rédigé les "Vies" manquantes bien qu'il ait tout fait pour suggérer le contraire.

"N'est-ce pas un peu tordu ?" m'objecterez-vous.

Pas vraiment… Du moins si l'on se souvient que le rédacteur de l'Histoire Auguste - un païen convaincu, je le rappelle - rédigea son œuvre à une époque où le pouvoir, devenu fanatiquement chrétien, n'admettait pas que des écrivaillons idolâtres osent contester l'histoire officielle. Ou bien on s'en tenait aux vérités imposées par une censure sourcilleuse, à savoir que Philippe l'Arabe, noble esprit et ami des Chrétien, avait donc été un excellent empereur, tandis que Dèce et Valérien, ces "exécrables animaux" persécuteurs de pauvres chrétiens innocents, n'étaient que des démons incarnés… Ou bien on la fermait !

Le sujet est assez complexe. Aussi, pour clarifier les esprits, commençons par lire ces quelques renseignements donnés par M. André Chastagnol dans l'(excellente) introduction de son édition de l'Histoire Auguste : "Plusieurs arguments ont été mis en avant par les partisans de la seconde thèse (celle de la lacune volontaire). Casaubon, dès le début du XVIIe siècle, avait invoqué une raison de caractère religieux : pour lui, l'auteur, chrétien fervent, a pris le parti de passer sous silence les règnes de Dèce et de Valérien, deux empereurs qu'il haïssait pour avoir été persécuteurs des chrétiens. Cette opinion ne peut certes se défendre, puisque le biographe était à coup sûr un païen, non un chrétien. Toutefois, l'idée a été reprise récemment sous une autre forme par Anthony Birley : l'auteur était bien un païen, mais n'a pas voulu ternir la réputation des deux princes et a préféré les écarter de son livre en faisant croire que son manuscrit était endommagé à cet endroit. On aurait là un nouveau témoignage de l'imposture. Mais pourquoi, en ce cas, avoir laissé de côté le règne des deux Philippes, antérieur à celui de Dèce ? Le silence s'expliquerait alors par la croyance assez répandue - vraie ou non - que Philippe était lui-même chrétien ; quant à Trébonien Galle, Volusien et Émilien, leurs règnes très brefs auraient été négligés parce qu'ils se situaient entre Dèce et Valérien. A. Birley relève néanmoins que, lorsque ces empereurs de la lacune sont - très rarement - cités dans les biographies suivantes, Philippe est tenu pour un tyran, Dèce et Valérien pour d'excellents princes". (André Chastagnol, Histoire Auguste - Introduction générale, p. XLIII, Édition Robert Laffont, coll. Bouquins).

Bien qu'il admette lui aussi le caractère volontaire de la lacune de l'Histoire Auguste, M. Chastagnol estime quant à lui que ces "argumentations (celles de Casaubon et de Birley), extrêmement sophistiquées, sont à écarter dès l'abord" parce que, précise-t-il, l'auteur de l'Histoire Auguste, "bien que païen lui-même, ne s'intéressait pas spécialement aux questions religieuses, et, d'ailleurs, les historiens païens ne mentionnaient jamais les persécutions : ni Aurelius Victor, ni Eutrope, ni Zosime n'y font la moindre allusion". (Op. cit., p. XLIII - XLIV)

Évidemment, je ne prétends pas polémiquer avec M. Chastagnol ; le Bon Dieu me préserve d'une telle prétention ! Cependant, il me semble qu'écarter l'hypothèse du "mobile religieux" du seul fait que les autres historiens païens n'ont pas non plus évoqué les persécutions chrétiennes me paraît un peu contestable. On pourrait en effet supposer que si Aurelius Victor, Eutrope ou Zosime ont gardé le silence sur les persécutions de Dèce ou de Valérien, et s'ils n'ont pas parlé du christianisme supposé de Philippe l'Arabe, c'est précisément parce qu'ils étaient confrontés au même dilemme que l'auteur de l'Histoire Auguste : comment concilier liberté d'écriture et élémentaire prudence ? En effet, à l'époque où ces auteurs païens écrivaient leur œuvre (vers 360 pour Aurelius Victor, vers 370 pour Eutrope, et à la fin du Ve siècle pour Zosime), l'Empire romain était devenu chrétien, et il était prudent de ménager un pouvoir de plus en plus susceptible quant à son image de marque.

Mais revenons à nos moutons, en l'occurrence à l'auteur de l'Histoire Auguste.

Mettez-vous un peu à sa place… Pour bien faire, pour que son œuvre soit complète, il devrait écrire les biographies de Philippe l'Arabe, mauvais empereur, mais chrétien, ainsi que celles de Dèce et de Valérien, souverains compétents, mais païens. Lui-même, païen convaincu, n'a pas hésité à égratigner les Chrétiens dans certains passages de son livre. il a, par exemple, pastiché la fameuse vision de Constantin en montrant Aurélien aux prises avec le fantôme d'Apollonios de Tyane, ou parodié la Crucifixion du Christ en mettant en scène l'exécution d'un tyran imaginaire, le bien nommé Celsus. Mais parler de Philippe l'Arabe, c'est une autre paire de manches ! Comment oserait-il, sans encourir les foudres d'une censure chrétienne très chatouilleuse, rapporter que l'empereur Philippe, chrétien (ou aux sympathies chrétiennes marquées) avait outrageusement favorisé ses amis (ou ses coreligionnaires) ; que ceux-ci avaient si bien abusé de la faveur impériale et utilisé à si mauvais escient leur pouvoir tout neuf que des émeutes anti-chrétiennes avaient éclaté un peu partout dans l'Empire, et ce précisément au moment où l'ennemi barbare se faisait pressant aux frontières. Même si c'était conforme à la stricte vérité historique, comment notre brave écrivain s'aventurerait-il à relater qu'après avoir éliminé l'incapable Philippe l'Arabe, son successeur, l'empereur Dèce, avait été contraint d'épurer l'administration, l'armée, le monde politique de tous ces Chrétiens qui s'y étaient infiltrés et qui grippaient les rouages de l'État romain alors que celui-ci était aux abois ? Comment, sans mettre sa vie en danger, se serait-il risqué à écrire que la prétendue abominable "persécution de Dèce", si bien montée en épingle par la propagande chrétienne, n'avait été "que" cela : rien de plus qu'une épuration, finalement à peine plus étendue, et certainement moins sauvage, que celle que tout nouvel empereur (même chrétien) se devait d'ordonner après avoir renversé (et souvent tué) son prédécesseur !

Prendre le risque de rédiger la biographie de Philippe l'Arabe, empereur chrétien, à l'époque de Théodose le Grand, chrétien fanatique ? Autant dresser soi-même sa propre croix ; autant acheter soi-même la corde pour se pendre ! L'auteur de l'Histoire Auguste, malicieux certes, mais non inconscient, y renonça donc. Mais je gage que si l'empereur Philippe n'avait pas été chrétien, nous pourrions lire, dans son recueil alors complet, le récit de tous les méfaits de cet exécrable empereur, analysés, pesés, expliqués et comparés à ceux des pires souverains de Rome.

… Mais je conviens bien volontiers que cette preuve "par omission" l'adhésion de Philippe l'Arabe à la religion chrétienne est très, très, très, ténue !

En revanche, ce qui est évident, c'est le caractère apocryphe de l'adhésion de Philippe l'Arabe à la religion chrétienne.

S'il fut effectivement le premier empereur chrétien (et finalement, les témoignages antiques sont unanimes sinon pour l'affirmer, du moins pour le suggérer), il faut dire qu'il avait les meilleures raisons du monde de ne pas afficher ses convictions religieuses !

Même le plus fanatique des évêques devait admettre qu'il ne fallait pas, de but en blanc, gâcher par des mesures inconsidérées la chance historique qui s'offrait au mouvement chrétien. Il aurait été de la dernière imprudence de demander de but en blanc à ces légionnaires qui avaient porté Philippe au trône et qui ne juraient que par Mithra de réciter le Credo à l'unisson, puis d'aller faire trempette dans la première rivière venue pour recevoir l'onction baptismale. Et les vénérables Sénateurs de Rome n'auraient guère admis non plus qu'on leur demandât d'abandonner Rome et de se rendre, en cortège, à Jérusalem, afin d'attendre, au pied du mont Sion, l'hypothétique retour du Christ dans une nuée flamboyante…

Non, tout cela, c'était vraiment très prématuré ! Son sens des réalités, son instinct de survie, et sans doute aussi les conseils avisés de ses conseillers spirituels ne purent qu'inciter Philippe à mettre une sourdine à ses croyances.

Quant aux prêtres chrétiens, ils n'eurent aucun scrupule à profiter outrageusement de la conjoncture favorable. Saint Cyprien et Origène nous décrivent des ecclésiastiques oublieux de toute discipline, de toute chasteté et de toute modestie, prompts à solliciter positions avantageuses et richesses auprès de ce prince qui les favorisait de façon outrancière.

À Rome, sous les yeux de l'empereur chrétien, nul n'osa contester l'influence, toute neuve, des Chrétiens. Mais, loin de la Ville, nombreux furent ceux qui supportèrent avec impatience "l'ordre nouveau" instauré par Philippe et ses amis. Ainsi à Alexandrie, dans les années 248-249, la foule, excédée par les discours injurieux et sacrilèges d'un prédicateur chrétien, écharpa tous les Chrétiens qui lui tombèrent sous la main, sans que la police n'ait ni le temps ni l'envie de les protéger. Ce "pogrom antichrétien" (l'expression est de Daniel-Rops) est relaté par Eusèbe de Césarée (Hist. Ecclés., VI, 41).

Signalons à ce propos, et pour terminer sur une note pieuse, que le bon Daniel-Rops écrit que, lors de ces émeutes, "une jeune chrétienne, Apollonie (on dit aussi Apolline), eut la mâchoire brisée, puis fut brûlée vive". Mais Eusèbe de Césarée, lui, ne chante pas tout à fait la même chanson : "Alors ils se saisirent également de la plus admirable des vierges, Apollonie, une vieille femme, et, la frappant sur les mâchoires, ils brisèrent toutes ses dents. Et ils firent un feu en dehors de la ville et menacèrent de la brûler vive si elle ne se joignait pas à leurs cris impies. Libérée, après avoir un peu supplié, elle sauta volontairement dans le feu et fut bien vite consumée".

Et comme conclut mon vieux Missel, hérité de ma très sainte mère : "Et tandis que son frêle corps mourait consumé sur la terre, son âme très pure naissait glorifiée dans le ciel"… Amen !

Je ne me permettrais pas d'ironiser sur le fait qu'il est moins douloureux de briser les quelques chicots d'une vieille édentée que d'amocher le sourire "Colgate" d'une starlette chrétienne… Constatons seulement que le très catholique Daniel-Rops à une propension à la dramatisation qui frise le révisionnisme !



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