Bandeau Empereurs romains

Aurélien

(Lucius Domitius Aurelianus, 270 à 275)



L'empereur Claude le Gothique était mort de la peste à Sirmium (auj. Mitrovica en Serbie) au mois d'août 270. Pour lui succéder, les soldats choisirent son plus brillant second, le général Aurélien, un rude montagnard originaire des provinces balkaniques, comme son prédécesseur.

Avant d'être porté au trône par les légionnaires de Sirmium, ce provincial, né aux environs de 214 d'une famille assez modeste, avait accompli une fort jolie carrière militaire avant de participer au complot fatal à Gallien (268). Après l'assassinat du fils de Valérien, Claude le Gothique le nomma commandant en chef de la cavalerie, une promotion qui faisait de lui le second personnage de l'armée.

Le pronunciamiento des soldats de l'armée du Danube en faveur d'Aurélien n'empêcha pas Quintillus, frère de Claude le Gothique, et au demeurant fort honnête homme, de faire valoir ses droits au trône. Il se fit même reconnaître empereur par le Sénat romain tandis que l'armée, presque unanime, se ralliait à Aurélien.

Se dirigeait-on tout droit vers une nouvelle guerre civile ? Nullement !

L'inévitable conflit des deux prétendants au trône impérial n'eut pas lieu. Après un court règne (deux mois et dix-sept jours), Quintillus mourut à Aquilée dans des circonstances assez mystérieuses. Dès octobre 270, toutes les rênes de l'État romain étaient donc aux mains de l'austère général balkanique

Adepte convaincu du Soleil Invaincu (Sol Invictus), Aurélien, croyait fermement que son dieu, dont il allait d'ailleurs faire la divinité tutélaire de Rome, lui avait ordonné de rétablir l'unité de l'Empire. Mais comme ce mystique était aussi - et surtout - un stratège avisé, il établit d'abord un plan méthodique pour réaliser ce grand dessein, et ensuite, il s'y tint scrupuleusement.

Pour unifier l'Empire, il fallait d'abord dompter Rome. C'était l'évidence même !

Une révolte venait juste d'éclater parmi les ouvriers des ateliers monétaires de la capitale. Or, cette émeute, relativement bénigne, avait servi de prétexte aux Sénateurs. La plupart d'entre eux avaient soutenu feu Quintillus, et maintenant, ils faisaient flèche de tout bois pour s'opposer au coup d'état militaire d'Aurélien.

La répression de l'empereur balkanique fut féroce : la révolte plébéienne fut écrasée dans le sang tandis que le Sénat était épuré ses éléments les plus réactionnaires. À la fin de l'année 270, Rome était mâtée et Aurélien pouvait entamer son œuvre salvatrice.

Ouvrons une petite parenthèse pour signaler que certains historiens ne situent pas la "Révolte des Monétaires" au début du règne d'Aurélien, mais à son extrême fin, dans les années 273-274, quand l'empereur tentait d'imposer tout un train de réformes économiques. Ces mesures, ainsi que l'autoritarisme de plus en plus pesant d'Aurélien, auraient indisposé les éléments les plus réactionnaires du Sénat. Ceux-ci auraient alors profité du mécontentement des ouvriers de l'atelier monétaire de Rome, irrités de dispositions prises par Aurélien pour faire cesser leurs rapines, pour susciter un soulèvement général. Le directeur du fisc impérial, un certain Felicissimus, qui avait pris la tête de la révolte, aurait même tenté d'évincer Aurélien et de se faire reconnaître comme empereur.

Les chronologies du règne d'Aurélien restant assez floues, j'ai préféré me ranger à l'opinion de la majorité des historiens, et situer cette révolte vers 270… Tout en admettant que les arguments des tenants de l'autre thèse ne manquent pas de poids.

Laissons donc cette controverse aux spécialistes et revenons à nos moutons.

Après avoir assis son pouvoir à Rome, Aurélien commença par écraser les Vandales qui ravageaient les Balkans, puis rectifia la frontière du Danube en abandonnant définitivement la trop excentrique province de Dacie (Roumanie actuelle), trop difficile à défendre. Naturellement, dans l'esprit de l'empereur, cette évacuation ne devait être que provisoire : la Dacie, n'était-ce pas tout ce qui restait des conquêtes de Trajan, idole et modèle d'Aurélien ? L'empereur signa un pacte de non-agression avec les peuplades environnantes, puis l'armée ainsi que l'administration civile furent transférées sur l'autre rive du Danube, le gros de population restant sur place. Ces gens, pourtant livrés à eux-mêmes, ne se tirèrent pas trop mal d'affaire ; les Barbares environnants les laissèrent en paix, et, la Dacie étant très profondément romanisée, ses habitants continuèrent d'utiliser le latin qui, à force d'évolution, deviendra la langue roumaine. Plus étonnant encore : dans cette région, la "romanisation" se poursuivit encore après le départ des autorités romaines. Mieux ! Cette "romanité sans Rome" se propagea même aux régions voisines pendant une bonne partie du IVe siècle, alors que l'Empire commençait à agoniser.

L'historien roumain Eugen Cizek explique ainsi ce phénomène paradoxal : "À notre sens, c'est précisément parce que le recul de l'administration est survenu tôt avant le Bas-Empire, que la romanisation a pu se poursuivre et triompher en Dacie sans aucune difficulté, autrement dit, au moment où les tendances centrifuges étaient moins puissantes dans l'Empire et où l'administration impériale était moins accablante et moins nuisible qu'elle ne le sera sous le Bas-Empire. Les carcans du fonctionnarisme et de la bureaucratie romaine n'étaient pas encore très étouffants en 273 ap. J.-C. C'est pourquoi la population de la Dacie transdanubienne avait conservé un bon souvenir de l'Empire, vers lequel elle n'a guère cessé de regarder." (Eugen Cizek, L'Empereur Aurélien et son temps, Les Belles Lettres, Paris, 1994).

Bref, si l'on parle encore une langue romane en Roumanie aujourd'hui, c'est parce que la Dacie n'a pas connu l'autoritarisme bureaucratique maniaque et la "rage taxatoire" des empereurs des IVe et Ve siècles. N'est-ce pas là un indice d'une certaine "décadence de Rome" lors de cette période que ses thuriféraires préfèrent nommer "Antiquité tardive" plutôt que "Bas-Empire" ?

Cette déchirante, mais nécessaire, rectification de la frontière consommée, Aurélien mit une fois pour toutes l'Italie à l'abri des invasions barbares en repoussant, définitivement cette fois, les Alamans au-delà des Alpes et du Rhin. Au cours de cette très pénible campagne, où son armée avait frôlé plus d'une fois l'anéantissement, il se rendit compte que Rome, ville ouverte, n'était plus à l'abri d'une surprise. Il dota donc la capitale d'imposantes fortifications : la muraille d'Aurélien.

Une fois débarrassé des ennemis extérieurs, Aurélien put enfin s'attacher à la réunification de l'Empire. Deux états faisaient toujours sécession : au Nord, l'Empire romain des Gaules et en Orient le royaume de Palmyre.

Pour le premier, rien ne pressait encore. "L'Empire gaulois", en, proie aux querelles successorales se trouvait dans un tel état de déliquescence qu'il tomberait comme un fruit mûr à la moindre pichenette des légions d'Aurélien ! Mais il n'en allait pas de même en Orient où le royaume de Palmyre se montrait de plus en plus arrogant et menaçant.

La reine Zénobie, qui gouvernait toujours au nom de son jeune fils Vaballath, s'était inventé une hypothétique, ancienne et lointaine parenté avec la fabuleuse reine Cléopâtre d'Égypte au si joli appendice nasal. Et si elle se revendiquait d'une aussi glorieuse aïeule, ce n'était pas par simple caprice féminin : Zénobie ne proclamait sa filiation avec la dernière des Ptolémées que pour mieux faire main basse sur l'Égypte, le grenier à blé de l'Empire romain.

Sous le règne de Claude le Gothique, la première invasion des troupes palmyréniennes avait été repoussée de justesse, mais la deuxième tentative de Zénobie fut couronnée de succès. Dans ces années 271-272, l'empereur Aurélien était fort occupé à liquider les Vandales et autres barbares qui menaçaient les Balkans. Le royaume de Palmyre en profita pour annexer purement et simplement le fertile pays du Nil.

Comme pour mieux afficher ses velléités indépendantistes, la reine Zénobie avait couronné cette agression militaire déloyale par une provocation politique : Vers le mois d'avril 272, elle fit frapper à Antioche des monnaies qui donnaient à son fils Vaballath le titre d'empereur, tandis qu'elle-même prenait celui d'Augusta (Impératrice).

C'était comme agiter un chiffon rouge devant un taureau furieux. Comment Aurélien, qui avait fait de la restauration du prestige et de l'unité de l'État le grand objectif de son règne, aurait-il pu supporter un tel affront ? Une femme traiter d'égale à égal avec lui et accaparer les plus belles provinces de l'Empire ? Chose insupportable !

Sa réponse fut foudroyante. Avec toutes ses légions, aguerries par des années des durs combats contre les plus féroces des Barbares, il passa le Bosphore, traversa l'Asie Mineure, vainquit l'armée de Zénobie à Antioche puis à Émèse avant de mettre le siège devant Palmyre et de s'emparer de la ville.

La reine Zénobie, vaincue, tenta de s'enfuir chez les Perses, mais fut capturée par les soldats d'Aurélien alors qu'elle voulait traverser l'Euphrate.

En 272, le royaume de Palmyre avait vécu.

L'année suivante, une dernière révolte vite écrasée par un Aurélien vigilant, n'y changea rien : la cité caravanière de Palmyre qui s'était rêvée métropole de l'Orient redevint une insignifiante petite ville de la province romaine de Syrie.

Envers les vaincus, l'empereur romain se montra exceptionnellement magnanime.

Un étrange récit (qu'il faut, naturellement, prendre avec un très sérieux grain de sel !) explique la raison de cette clémence assez inattendue chez un souverain réputé pour sa cruauté.

Alors qu'Aurélien traversait l'Asie mineure pour livrer bataille à Zénobie, la progression de ses troupes se trouva un moment bloquée par la résistance de la ville fortifiée de Tyane. La garnison refusait d'ouvrir les portes et l'empereur pestait : "Je ne laisserai pas un chien vivant dans cette ville !", menaça-t-il.

Dieu merci, bien que mort et enterré depuis plus de deux siècles, le plus illustre des enfants de Tyane, le philosophe et thaumaturge Apollonios, contemporain et prototype du Christ, apparut en songe à Aurélien et, d'une terrifiante voix d'outre-tombe, lui dit : Aurélien, si tu veux vaincre, cela ne te mènera à rien de méditer le massacre de mes concitoyens ! Aurélien, si tu veux régner, épargne le sang des innocents ! Aurélien, si tu veux vivre, montre-toi clément !" (Histoire Auguste, Aur., XXIV).

Cette apparition miraculeuse bouleversa Aurélien. Son caractère s'en trouva tout chamboulé : lui qui, d'ordinaire, était plutôt d'un tempérament brutal, violent et cruel, se montra désormais plus posé et plus indulgent.

Et c'est pourquoi, quand, après un siège pénible, la ville de Tyane se rendit enfin, l'empereur obéit aux injonctions d'Apollonios. Il respecta la vie et les biens des concitoyens de l'illustre thaumaturge. Et comme des soldats, furieux de voir tout ce butin leur échapper, commençaient à murmurer et lui rappelaient sa promesse de ne pas laisser un chien vivant dans la cité, Aurélien leur aurait répondu : "Et bien, puisque j'ai dit ça, tuez donc tous les chiens !".

Telle était l'autorité de l'empereur sur ses troupes qu'il paraît que l'armée entière souscrivit à cet ordre absurde avec une joie aussi grande que si elle s'était emparée d'un riche butin. (Histoire Auguste, Aur., XXII)

Autre conséquence de cette vision prophétique : Aurélien fit également montre d'une clémence fort surprenante quand, vaincue, la jolie reine Zénobie tomba entre ses grosses pattes. Il se contenta d'exhiber la belle rebelle, entravée de chaînes d'or, lors de son grand triomphe à Rome. Après cette exhibition, il aurait permis à Zénobie terminer ses jours comme simple citoyenne dans un charmant petit cottage du Latium.

Évidemment, l'apparition d'Apollonios à Aurélien n'est qu'une fiction romanesque. De simples motifs géopolitiques suffisent à expliquer le comportement de l'empereur envers ses adversaires vaincus. Si Aurélien se montra relativement clément, c'est uniquement parce qu'il jugeait qu'il serait dangereux de dévaster et de dépeupler, bref d'affaiblir, les provinces orientales de l'Empire. Ne servaient-elles pas de rempart contre l'ennemi héréditaire perse, toujours menaçant ?

Même après la dernière révolte de Palmyre, qui le força à accourir dare-dare des Balkans, Aurélien se garda bien de livrer la ville aux flammes et de massacrer la population. Il se borna à punir les plus acharnés des conseillers de Zénobie, en particulier le philosophe Longin qui fut exécuté. Quant à l'évêque d'Antioche Paul de Samosate, ci-devant ministre des finances de Zénobie, il ne semble pas avoir été inquiété avant l'intervention de ses ennemis chrétiens. Nous aurons l'occasion d'en reparler.

Après avoir réglé le problème de Palmyre, Aurélien se tourna vers le Nord et liquida en deux temps trois :mouvements l'Empire sécessionniste des Gaules.

À l'époque où Aurélien entrait en campagne, l'empire fondé dix ans plus tôt par Postumus se trouvait déjà à un stade de décomposition avancée : l'Espagne et la province de Narbonnaise avaient déjà rallié la cause de Rome ! Quant à Tetricus, l'"empereur gaulois" du moment, c'était, certes, un bon général, mais il redoutait davantage ses propres soldats que ceux d'Aurélien. Il faut bien dire que cette crainte semblait justifiée : tous ses éphémères prédécesseurs avaient péri par le glaive, massacrés lors de mutineries, et ce pauvre Tetricus ne tenait nullement à partager leur sort !

Aurélien et ses légions marchèrent vers le Nord, leur moral gonflé à bloc par leurs victoires orientales. Tetricus se porta à sa rencontre avec toutes ses forces et les armées ennemies s'affrontèrent aux environs de Châlons-sur-Marne.

Et puis, on ne sait pas trop ce se passa réellement…

Faut-il croire les sources officielles qui prétendent que Tetricus, par peur de ses propres soldats, aurait déserté honteusement, abandonnant à leur sort ces soldats qu'il craignait tant.

Pendant que son armée se faisait massacrer par les légionnaires aguerris d'Aurélien, l'empereur gaulois se serait prosterné devant l'empereur de Rome, sollicitant sa protection. "Délivre-moi de mes tourments, ô Invincible !" aurait-il même pleurniché, citant un vers de Virgile.

J'ai des doutes !

Ce récit ne présente sans doute qu'une version "officielle" de la "Guerre des Gaules" d'Aurélien. C'est de la propagande !… Pour légitimer la liquidation d'un Empire gallo-romain qui, jusque-là, avait très honorablement rempli son rôle défensif contre les Germains pillards, il fallait discréditer à la fois ces empereurs gaulois et leurs soldats. Les historiens "aux ordres du pouvoir" montrèrent donc que les premiers étaient bien trop faibles pour défendre une frontière aussi menacée que celle du Rhin, et que les seconds étaient vraiment trop inconstants, trop indisciplinés pour s'acquitter correctement de cette tâche.

Ce qui est le plus vraisemblable, c'est qu'une vraie bataille, bien sanglante et bien acharnée, se déroula bien aux environs de Châlons-sur-Marne, et que Tetricus y défendit vaillamment sa couronne.

Ce qui, en revanche, n'est pas contesté, c'est la mansuétude dont Aurélien fit preuve à l'égard de l'usurpateur vaincu. Après l'avoir fait figurer aux premiers rangs de son défilé triomphal à Rome (printemps 274), Tetricus Père fut nommé gouverneur (corrector) de Lucanie (Pouilles).

En 274, l'empereur Aurélien avait réussi à réunifier l'empire romain. Ses monnaies le proclamaient : il était le "Restitutor Orbis romani", "le Restaurateur du monde romain".

Revenu à Rome afin d'y célébrer le triomphe mémorable que l'on sait (automne 274), Aurélien n'eut guère le temps que d'ébaucher quelques réformes politiques, militaires et religieuses, car l'année suivante, il était mort, assassiné dans des circonstances pour le moins équivoques.

Aurélien s'attacha surtout à réformer le système monétaire en faisant frapper une nouvelle devise, l'Aurelianus, destinée à remplacer l'Antoninianus, qui de dévaluation en dévaluation, ne valait plus que des clopinettes. Aurélien réduisit aussi le pouvoir du Sénat en confiant l'administration des provinces italiennes non plus à des Sénateurs, mais à des gouverneurs (Corrector), désignés par l'empereur lui-même. Tetricus, le dernier empereur gaulois, aurait été l'un d'eux, chargé d'administrer la Lucanie (les Pouilles).

Comme je l'ai déjà signalé, Aurélien était un fervent adorateur du Soleil - certains prétendent même que sa mère était une prêtresse de cette divinité. Il s'employa donc à promouvoir le culte du "Sol Invictus" (Soleil invaincu) dans tout l'Empire et en particulier à Rome, où il fit édifier un magnifique temple en l'honneur de son dieu favori.

Cette dévotion particulière envers le Soleil allait-elle faire d'Aurélien un persécuteur de Chrétiens ?

Pas du tout !…

Ou plutôt, pour être exact, sûrement pas au début de son règne.

Dans les années 272-273, l'Église le priera même d'arbitrer "l'affaire Paul de Samosate", qui divisait depuis de longues années la communauté chrétienne d'Antioche.

Rappelons les faits :

Devenu évêque d'Antioche en 260, au lendemain de la cuisante défaite de l'empereur Valérien face aux Perses, ce Paul, originaire de Samosate (auj. Samsat en Turquie) s'était bien vite attiré la haine d'une grande partie de ses ouailles. En effet, l'évêque d'Antioche était devenu le ministre des finances (ducenarius) des souverains de Palmyre et profitait outrageusement de cette double casquette pour remplir sa cassette privée au détriment de ses frères en Christ. De plus, il avait introduit dans la célébration de la Sainte Eucharistie de bizarres coutumes orientales : tandis que lui, juché sur un trône doré, se bidonnait bruyamment en écoutant les Saintes Écritures, il incitait le public à applaudir et à agiter des mouchoirs en signe de joie. Comme au théâtre !… Et que dire de sa vie privée ! Il entretenait trois concubines dans son palais épiscopal et emmenait partout avec lui deux autres jolies jeunes femmes, roses et rondes, qui partageaient aussi bien ses loisirs que sa couche !

Pourtant, poursuivaient ses détracteurs, horrifiés, là n'était pas le plus grave. Le vrai gros problème c'était la doctrine hérétique et blasphématoire que prêchait l'indigne évêque. Il avait ordonné de ne plus chanter les psaumes en l'honneur de Jésus-Christ. Ce n'étaient là, disait-il, que "des œuvres modernes, créées par des hommes modernes". À la place de ces hymnes, il faisait interpréter des chants de son cru, où il prétendait que le Fils de Dieu n'était pas descendu du Ciel ! "Jésus est d'ici-bas !" proclamait-il à tout venant.

Il faut évidemment prendre toutes ses accusations avec une certaine réserve.

Aux yeux des fidèles et des autres prêtres d'Antioche, le grand tort de leur évêque c'était surtout d'être un défenseur du christianisme mésopotamien. Paul, en effet, s'opposait violemment aux innovations philosophiques de l'Église grecque d'Alexandrie, fort à la mode depuis que le savant théologien Origène avait interprété allégoriquement bien des passages de l'Ancien Testament et des Évangiles. Depuis, un fossé immense s'était creusé entre ces Chrétiens hellénisants qui, conformément aux innovations théologiques d'Origène et de ses disciples, considéraient le Christ comme une émanation de la parole divine, comme un Dieu fils de Dieu, et ces vieux croyants araméens, fidèles au message originel du christianisme, et qui ne voyaient en Jésus qu'un homme… un homme illustre et doué de pouvoirs surnaturels, certes, mais rien qu'un homme !

Paul de Samosate s'attira donc la réprobation, de jour en jour plus virulente, de tous ces prêtres intellectuels. Ceux-ci dénoncèrent leur évêque aux autres Églises chrétiennes d'Orient ainsi qu'au pape de Rome. Aussi, dès 261, la crème de l'épiscopat oriental se réunissait à Antioche pour juger l'évêque de cette métropole. Mais tant étaient vives les tensions au sein de ce concile que Paul de Samosate ne put être condamné qu'en 268. Pas moins de sept longues années de disputes passionnées et d'empoignades pour que les Pères conciliaires se mettent enfin d'accord pour excommunier Paul de Samosate ! Ils le sommèrent de quitter le palais épiscopal et de laisser la place à l'évêque qu'ils avaient nommé à sa place, un certain Domnus.

Autant souffler dans une contrebasse ! La décision du concile resta lettre morte : Paul de Samosate disposait de trop puissants protecteurs, en l'occurrence des souverains de Palmyre, désormais maîtres de tout l'Orient romain, pour que quiconque ose toucher un seul cheveu de son crâne.

La situation n'évolua qu'avec la défaite de Zénobie et l'écroulement du royaume de Palmyre (272). Cependant, et contrairement à ce que l'on aurait pu croire, la défaite totale de la soi-disant héritière de Cléopâtre n'avait pas, dans un premier temps, fondamentalement modifié les données du problème : malgré la chute de sa protectrice et sa condamnation lors du concile de 268, l'ancien ministre des finances de la reine de Palmyre refusait toujours de céder l'église d'Antioche à Domnus. Plus que jamais, Paul de Samosate, l'évêque destitué, flanqué de sa clique de partisans syriens et de ses jolies concubines, se pavanait dans son magnifique palais épiscopal, au grand dam des tenants de l'orthodoxie et des moralistes rigoureux.

De guerre lasse, les adversaires de Paul furent donc bien obligés de recourir au jugement de l'empereur Aurélien, qui, par parenthèse, dut être quelque peu surpris d'avoir à intervenir dans cette querelle purement christo-chrétienne.

Mais quel que fût l'étonnement du souverain romain, le stratagème des ennemis de l'évêque destitué était fort habile car, en plaçant l'affaire entre les mains d'Aurélien, ils choisissaient aussi le moins impartial des juges. En effet, l'empereur pouvait-il légitimement hésiter une seule seconde entre les deux protagonistes ? Pouvait-il envisager sérieusement de confirmer dans ses fonctions ce Paul, l'un des serviteurs les plus zélés de son ancienne ennemie ? Certainement pas.

Et pourtant l'empereur répugna à trancher lui-même la question.

Ces disputes pour des subtilités dogmatiques inaccessibles à la saine raison excédaient sans doute au plus haut point ce militaire réaliste et pointilleux… Quant à lui, il n'avait certainement aucun doute sur la nature purement humaine de ce Christ crucifié - de façon fort peu réglementaire d'ailleurs - sous le règne de son prédécesseur Tibère ! Ayant mûrement réfléchi, l'empereur Aurélien ordonna donc sagement, qu'en dernier recours, l'évêché catholique d'Antioche fût remis "à celui-là à qui les évêques de l'Italie et de la ville de Rome en décideraient" (Eusèbe de Césarée, Hist. Ecclés., VII, 30).

Bref, que le pape Félix et ses amis se dépatouillent, lui se conterait de rendre leur décision exécutoire !

En rendant ce jugement apparemment respectueux du libre arbitre du pape, Aurélien savait toutefois fort bien que Félix, évêque de la capitale de l'Empire, n'oserait jamais prendre le parti d'un ancien ennemi de l'Empire tel que Paul de Samosate. Le pape, qui connaissait bien son Aurélien, homme cruel et de courte patience, se doutait que s'il choisissait le mauvais cheval, il lui en cuirait, à lui et à la communauté dont il avait la charge !

Le pape Félix et ses évêques italiens confièrent donc, tout naturellement, les rênes de l'Église d'Antioche à Domnus, le prélat désigné par le concile. Quant à Paul de Samosate, l'évêque déchu, il tomba dans les oubliettes de l'histoire : personne ne sait ce qu'il advint de lui.

L'intervention d'Aurélien dans les affaires chrétiennes ne suffit cependant pas à faire de lui un catéchumène, loin de là. Les historiens de l'Église prétendent même qu'il était sur le point de signer un édit de persécution contre le christianisme quand, fort opportunément, le bon Dieu le rappela à lui.

Faut-il pour autant imputer aux Chrétiens une quelconque responsabilité dans la disparition d'Aurélien ? Je n'en sais trop rien… il faut cependant bien avouer que les textes chrétiens qui relatent ce tragique événement manquent de la plus élémentaire commisération.

Mais examinons d'abord les faits tels qu'ils sont communément relatés. Pour ce faire, le mieux est encore de laisser la parole à ce bon vieux Edward Gibbon et à sa célèbre Histoire du Déclin et de la Chute de l'Empire romain (Vol. 1, Chap. XII). Ce texte résume fort bien, et en langage fleuri de surcroît, ce que l'on pourrait considérer comme "la version officielle" de la mort d'Aurélien :

"Le souverain de Rome (Aurélien), à la tête d'une armée moins formidable par le nombre que par la valeur et par la discipline, s'était avancé jusqu'au détroit qui sépare l'Europe de l'Asie (le Bosphore). C'était là qu'il devait éprouver que le pouvoir le plus absolu est un faible rempart contre les efforts du désespoir. Il avait menacé de punir un de ses secrétaires accusé d'exaction, et l'on savait que l'empereur menaçait rarement en vain. Il ne restait au criminel d'autre ressource que d'envelopper dans son danger les principaux officiers de l'armée, ou du moins de leur inspirer les mêmes alarmes. Habile à contrefaire la main de son maître, il leur montra une liste nombreuse de personnes destinées à la mort, parmi lesquelles leurs noms se trouvaient inscrits ; sans soupçonner ou sans examiner la fraude, ils résolurent de prévenir l'arrêt fatal en massacrant l'empereur. Ceux d'entre les conjurés qui, par leurs emplois, avaient le droit d'approcher de sa personne, l'attaquèrent subitement entre Byzance et Héraclée ; après une courte résistance, il périt de la main de Mucapor, général qu'il avait toujours aimé".

Au milieu de l'année 275, alors qu'il allait entrer en campagne contre les Perses, Aurélien est assassiné à l'occasion d'un complot domestique vaudevillesque, dans lequel les Chrétiens ne sont en rien impliqués. Ça, c'est la version officielle de la mort d'Aurélien.

Vous croyez à cette histoire, vous ?

Moi j'ai quelques doutes… Surtout si je lis la relation de l'évêque chrétien Eusèbe de Césarée. Ce texte est, chronologiquement, le premier qui parle de l'assassinat d'Aurélien : l'historien ecclésiastique avait environ cinq ans au moment du crime et écrit ces lignes une quarantaine d'années après.

"Tel était le comportement d'Aurélien envers nous en ce temps-là (quand l'empereur favorisait les Chrétiens). Mais au cours de son règne, il a changé d'avis en ce qui nous concerne et il fut incité par certains conseillers à instituer une persécution contre nous. Et il y avait de grandes discussions à ce sujet de tous côté. Mais comme il était sur le point de le faire et était, pour ainsi dire, dans l'acte même de signer les décrets contre nous, le jugement divin s'est opposé à lui et l'a retenu au bord même de son entreprise, montrant d'une manière que tous pouvaient voir clairement, que les dirigeants de ce monde ne peuvent jamais trouver aucune opportunité de frapper les Églises de Christ, sauf si, par un jugement divin et céleste, la main qui les défend le permet, pour la discipline et la correction, à tel moment qu'elle juge le plus nécessaire". (Eusèbe de Césarée. Hist. Ecclés., VII, 30).

Pour Eusèbe, c'est clair, c'est net . Chez lui, il n'est nullement question d'un absurde drame domestique. La mort d'Aurélien, c'est le résultat d'un "jugement divin" ! Le Dieu des Chrétiens a puni l'empereur parce qu'il voulait persécuter ses adeptes sans Sa permission. Quant aux voies qu'emprunta ladite "volonté divine" pour rendre son jugement exécutoire, elles restent plus que jamais impénétrables. Mais quoi qu'il en soit, crime et projet de persécution sont intimement et explicitement liés : le premier empêche et sanctionne le second.

Pour confirmer certains soupçons que le texte d'Eusèbe pourrait faire naître, je citerai un autre témoignage plus tardif, mais aussi plus explicite. Il date du XIIe siècle et émane de Jean Zonaras, le dernier grand historiographe byzantin, un auteur qui avait encore à sa disposition de nombreux manuscrits d'historiens plus anciens, mais qui ne nous ne sont pas parvenus. Son témoignage, bien que postérieur de plus de huit siècles aux faits qu'il relate, n'est donc dénué ni d'intérêt ni de valeur :

"Au début de son règne, cet empereur (Aurélien) fut assez bien disposé envers Chrétiens, mais il changea d'attitude au cours du temps et il lui-même projeta une persécution des fidèles. Mais la justice divine, tranchant sa vie, retint la fureur de ce méchant contre ceux qui adoraient Jésus-Christ. (...) Quand il lança son armée contre les Scythes (= les Perses), il fut tué tandis qu'il était à Héraclée de Thrace. Il y avait là une certaine personne du nom d'Éros qui recueillait les réponses apportées de l'extérieur et, d'après ce que disent certains, c'était un espion qui rapportait à l'empereur ce qui était dit contre lui par d'autres. Quand Aurélien devint fou, Éros complota contre lui. En imitant son écriture, il rédigea une lettre qui contenait les noms de quelques nobles. Cette lettre ordonnait leur mise à mort. Éros en donna à ces nobles un simple aperçu et attisa leur désir d'abattre l'empereur. Par crainte pour leur propre vie, ils attaquèrent Aurélien et le tuèrent. Il avait régné pendant six ans, excepté quelques mois. (Zonaras, Epitome Historiarum, 12 : 27

Chez Zonaras, le bon Éros n'est même pas menacé personnellement par Aurélien. il agit uniquement parce que l'empereur "devient fou". Or, le seul symptôme de sa démence que Zonaras nous décrit, c'est sa volonté de persécuter la religion chrétienne.

Ici, tout est donc très clair et tout se tient ! Aurélien, veut persécuter les Chrétiens, c'est qu'Aurélien est devenu fou "furieux" ! Éros, serviteur (chrétien ?) de l'empereur, constate qu'effectivement, son maître est devenu fou. Ne veut-il pas persécuter les Chrétiens ? Alors, il monte le complot qui sera fatal à Aurélien "Restitutor Orbis romani"

Reste la question : faut-il canoniser cet Éros, complice (sinon coupable) de régicide ?



Copyright 2020 - 2024 - Toute reproduction interdite. Texte JLD - Lucien J. Heldé. Reproduit de empereurs-romains.net avec une ergonomie différente. Pour me contacter : contact@empereurs-romains.com. Pour consulter la politique de confidentialité du site veuillez cliquez ici : Politique de confidentialité.